Auteur: Alain Duclos
Le th�me de cet article a �t� pr�sent� une premi�re fois par Ian McCammon au colloque ISSW de Penticton (2002, USA). Ian a ensuite �crit un article pour "Avalanche Review" aux USA en 2003. Le texte ci-dessous est le r�sum� de l' article paru dans "Avalanche News" au Canada au printemps 2004.
Par Ian McCammon, r�sum� et traduction par Alain Duclos *. |
Il y a quelques ann�es, mon copain Steve est mort dans une avalanche. C'�tait un jour de temp�te et le risque d'avalanche �tait �lev�, mais Steve et ses partenaires pensaient qu'en choisissant un itin�raire qu'ils connaissaient bien et en faisant attention, ils resteraient hors de danger. Apr�s tout, ils �taient des randonneurs exp�riment�s et Steve, le plus � l'aise du groupe, �tait d�j� venu dans le coin moins d'une semaine auparavant.
Au bout de deux heures, ils ont rencontr� un autre groupe qui se rendait vers le m�me col qu'eux, par les pentes les moins raides. Ils ont discut� un peu du risque d'avalanche et sont tomb�s d'accord pour dire qu'un bon choix d'itin�raire devrait �viter les ennuis. Mais dix minutes plus tard, alors que le groupe de Steve faisait la trace dans une pente peu charg�e, ils ont d�clench� une avalanche qui a d�val� du dessus. L'avalanche a atteint trois skieurs, en blessant gravement un, et enfouissant compl�tement Steve. Les t�moins de l'autre groupe sont venus les secourir, mais le temps de sortir Steve, il �tait d�j� mort. Apr�s l'accident, certains ont dit que Steve �tait mort d'avoir pris des risques insens�s ce jour l�. Ils pensaient que le groupe avait refus� de voir les signes �vidents du danger, et qu'ils avaient voulu forcer le destin en traversant sous un couloir d'avalanches dans de telles conditions. L'explication semblait raisonnable. Mais �a ne collait pas avec ce que je connaissais de Steve. Quelques semaines auparavant, s'�tant rencontr�s sur une remont�e m�canique, on s'�tait rem�mor�s nos vieilles aventures de grimpe. Nous avions bien ri en �voquant comment Steve aimait grimper en t�te, souvent bien au-dessus des protections. Mais maintenant, les choses avaient chang�, disait-il. Il m'avait parl� de sa femme et de sa superbe petite fille de 4 ans, combien le temps de l'imprudence �tait r�volu, et comment celui d'�lever une famille avait commenc�. Il aimait toujours skier et grimper disait-il, mais maintenant c'�tait plus pour le plaisir d'�tre dehors puis de rentrer � la maison, que pour celui de prendre des risques. Quand il est mort, c'�tait sur un itin�raire classique en terrain connu, fr�quent� par des douzaines de randonneurs chaque saison, dans un endroit qu'il croyait s�r. Aussi triste que soit cette m�saventure, le drame est que de telles histoires se r�v�lent accident apr�s accident, ann�e apr�s ann�e. Un groupe exp�riment�, souvent bien form� au risque d'avalanche, prend la d�cision cruciale de descendre, traverser ou franchir une pente estim�e s�re. A posteriori, il appara�t souvent que le danger �tait �vident avant l'accident. Alors on bataille pour expliquer comment des gens � la fois intelligent et form�s au risque d'avalanche ont pu voir le danger, le regarder en face, et se comporter comme s'il n'�tait pas l�.
Les pi�ges de l'inconscient dans les accidents d'avalanchesComment en arrive-t-on � d�cr�ter qu'une pente est s�re alors m�me que l'on est face � l'�vidence quelle ne l'est pas ? Une explication possible est que l'on est tromp� par des m�canismes inconscients ou par des r�gles empiriques qui guident nos d�cisions dans la vie de tous les jours. De tels m�canismes fonctionnent bien pour g�rer des risques quotidiens tels que ceux inh�rents � la conduite automobile, � la travers�e d'une rue, ou aux relations sociales. Mais, comme nous le verrons, les avalanches sont un danger particulier face auquel ces m�canismes sont inefficaces, voire dangereux. Ils nous m�nent � une perception totalement fauss�e du danger, appel�e "pi�ge heuristique" par les sp�cialistes. Six m�canismes sont particuli�rement connus pour intervenir largement dans la vie quotidienne :
Parce que ces m�canismes marchent si bien, et parce qu'on y a recours presque tout le temps, nous sommes peu pr�par�s � nous m�fier d'eux, m�me quand il s'agit de prendre des d�cision graves. Pour �tudier l'influence possible de ces 6 m�canismes dans les accidents d'avalanches, j'ai examin� 715 accidents aux Etats Unis entre 1972 et 2003, hors pratique professionnelle. Les donn�es sont issues de plusieurs sources, dont les comptes-rendus publi�s par le Colorado Avalanche Information Center (William and armstrong, 1984 ; Logan and Atkins, 1996) et divers sites web. Evaluation de la prise de d�cision par les victimesPour �valuer approximativement le danger objectif encouru, j'ai calcul� un "score d'exposition" � partir de 7 indicateurs de danger d'avalanche facilement reconnaissables :
La distribution des scores d'exposition montre que la plupart des victimes progressaient dans un couloir d'avalanche alors que de nombreux indices signalaient le danger (Figure 1)
A peu pr�s les 3/4 des accidents se sont produits alors qu'il y avait au moins trois indicateurs �vidents de danger, conform�ment � ce qu'avaient d�j� signal� plusieurs auteurs (Fesler, 1980 ; Smutek, 1980 ; Jamieson et Geldsetzer, 1996 ; Atkins, 2000 ; Tremper, 2001). Nous allons voir comment chaque "pi�ge heuristique" a pu influencer ces victimes, et pourquoi ces pi�ges auraient �t� difficiles � d�jouer. Pour conclure, nous verrons si ces connaissances peuvent faire �voluer l'enseignement sur le risque d'avalanche. Pi�ge n�1: l'habitude Par le m�canisme de l'habitude, se sont nos actions pass�es qui guident notre comportement dans les situations famili�res. Au lieu de se creuser la t�te pour imaginer � chaque fois ce qui est le plus appropri�, on se comporte simplement comme on l'a fait auparavant pour une situation similaire. La plupart du temps, ce m�canisme est fiable. Mais quand le danger change alors que la situation reste famili�re, l'habitude peut devenir un pi�ge. Apparemment, il y a une tendance chez les groupes les plus entra�n�s � prendre des d�cisions plus risqu�es en terrain familier qu'en terrain nouveau. Une connaissance pr�cise du terrain et des avalanches pass�es, ou l'effet des skieurs sur la stabilisation, ont certainement contribu� � conforter cette tendance. Mais, �tant donn� le grand nombre d'accidents qui se sont produits en terrain familier, il appara�t que les groupes avaient largement surestim� la stabilit� d'une pente connue. En somme, l'habitude semble avoir annul� les b�n�fices tir�s de l'apprentissage. Pi�ge n�2: l'obstination Une fois que l'on a pris une d�cision initiale � propos de quelque chose, les d�cisions suivantes sont beaucoup plus faciles � prendre si on reste coh�rent avec la premi�re. Ce m�canisme permet de gagner du temps parce que l'on a plus besoin d'examiner toutes les informations pertinentes qui apparaissent au fur et � mesure que les choses avancent. Il suffit de coller � la premi�re d�cision. La plupart du temps, ce m�canisme est fiable, mais il devient un pi�ge quand notre d�sir de rester constant supplante l'effet que devrait produire la perception d'informations nouvelles, inh�rentes � un danger imminent. Notre �tude montre que les groupes ayant un objectif marqu� prenaient plus de risques que ceux moins motiv�s. Dans leur livre "Snow Sense", Jill Fredston et Doug Fesler (1994) exposent les dangers du "syndrome de la vache" (le rush pour rentrer � l'abri) et du syndrome du lion (le rush pour acc�der � tel sommet ou � telle pente). On imagine les r�sultats de ces deux comportements, avec une exposition aux avalanches qui va croissante lorsque la d�termination � rentrer ou � continuer augmente. Pi�ge n�3: Le d�sir de s�duction Le d�sir de s�duction correspond � la tendance � s'engager dans une activit� dont on pense qu'elle nous fera remarquer ou accepter par des personnes que l'on aime ou que l'on respecte, ou par des personne dont on aimerait �tre aim� ou respect�. Une des formes les plus courantes de ce m�canisme est �videmment la s�duction de personnes de l'autre sexe. Pour les hommes, la tentative de s�duction se manifestent souvent par des conduites � risques, particuli�rement chez l'adolescent et chez le jeune adulte. Plusieurs �tudes ont montr� que, dans certaines circonstances, les hommes en pr�sence de femmes se comportent avec plus d'esprit de comp�tition et d'agressivit�, ou s'engagent dans des comportements plus risqu�s. De la m�me fa�on, notre analyse a montr� que les groupes mixtes ayant eu un accident avaient un score d'exposition plus �lev� que les autres. Cette diff�rence n'est pas due au fait que les femmes prennent plus de risques que les hommes : sur 1335 personnes impliqu�es dans des accidents d'avalanches, nous avons montr� que les femmes avaient une probabilit� plus faible d'�tre emport�es. Il semble que les femmes �vitent de participer � des sorties o� la probabilit� d'accident d'avalanche est forte. Pi�ge n�4: l'aura de l'expert Dans de nombreuses des sorties, il y a un leader informel qui, pour diverses raisons, finit par prendre les d�cisions cruciales pour le groupe. Quelques fois, son ascendant est bas� sur de meilleures connaissances ou sur une plus grande exp�rience de terrain ; d'autres fois il est bas� seulement sur le fait d'�tre plus �g�, d'�tre un meilleur rider ou d'�tre plus p�remptoire que les autres membres du groupe. De telles situations sont propices � d�velopper l'"aura de l'expert" : le leader d�gage une impression positive qui conduit le groupe � lui attribuer des comp�tences qu'il n'a peut-�tre pas. Notre analyse a montr� que, pour les groupes �tudi�s, les sorties avec un leader identifi� avaient un score d'exposition bien plus �lev� que les autres (des diff�rences apparaissent aussi avec le niveau de comp�tences du leader). Ceci sugg�re que l'"aura de l'expert" a jou� un r�le dans les d�cisions menant le groupe � l'accident, surtout pour les groupes nombreux et surtout pour les groupes men�s par un leader inexp�riment�. En g�n�ral, il appara�t que les groupes s'en sortent mieux quand ils utilisent des d�cisions consensuelles, que quand ils s'appuient sur un leader informel qui manque de comp�tences. Pi�ge n�5: le positionnement social Le positionnement social est le m�canisme qui conduit � prendre plus ou moins de risques en fonction du fait que l'on est regard� ou non, et de la confiance que l'on a en ses propres comp�tences. En d'autres mots, quand une personne ou un groupe est confiant en ses comp�tences, il aura tendance � prendre davantage de risques en utilisant son habilet� quand d'autres personnes sont l�, que s'il n'y avait personne pour l'observer. A l'inverse, quand une personne ou un groupe n'a pas confiance en ses comp�tences, il aura tendance � prendre moins de risque s'il y a d'autres personnes dans les environs. Un exemple bien connu est la tendance de certains "riders" � s'exhiber juste sous les remont�es m�caniques : les bons skieurs skient mieux en prenant plus de risques quand ils ont l'impression d'�tre regard�s. En comparant les scores d'exposition des groupes ayant rencontr� d'autres groupes avant l'accident (211 cas) avec des groupes n'ayant rencontr� personne (97 cas), je me suis rendu compte de la chose suivante : les groupes avec peu de connaissances sur les avalanches prennent moins de risques apr�s avoir rencontr� d'autres groupes, que des groupes similaires n'ayant rencontr� personne. En revanche, les groupes ayant la sensation d'avoir un bon niveau prennent plus de risques apr�s avoir rencontr� un autre groupe. Dans l'accident d�crit en introduction, le groupe bien entra�n� de Steve avait rencontr� un autre groupe avant de s'engager dans cette pente classique, mais qui �tait alors tr�s charg�e de neige fra�che. Peut-�tre que la pr�sence de l'autre groupe a influenc� leur d�cision � travers le pi�ge du "positionnement social", peut-�tre que non. Pi�ge n�6 : la sensation de raret� Le m�canisme de la raret� est celui qui conduit � attribuer une valeur d'autant plus grande � une opportunit�, que l'on risque de la perdre. Les habitu�s de la "fi�vre de la poudre" apr�s les grosses chutes de neige ont vu ce m�canisme en action, avec des prises de risques disproportionn�es dans le seul but de faire la premi�re trace. En comparant les scores d'exposition des groupes ayant rencontr� d'autres groupes avant l'accident alors les pentes convoit�es sont d�j� trac�es (180 cas) avec des groupes similaires visant des pentes vierges (31 cas), je me suis rendu compte de la chose suivante : les groupes visant des pentes vierges montraient une tendance nettement plus grande � ignorer des indices �vidents de dange. Il est important de noter que nos d�cisions induites par le ph�nom�ne de raret� sont oppos�es � ce que dicte la prudence : plus le risque est grand et plus la pente est tentante. Les cons�quences pour la formation aux avalanchesMalgr� la part de l'inconscient dans la prise de d�cision, certains des r�sultats de notre �tudes doivent �tre soulign�s lors des formations :
* Alain Duclos est ing�nieur ENITA de formation, puis est devenu Guide de Haute Montagne, pisteur et artificier pour exercer sur le terrain. Il reprendra ses �tudes avec un DEA (structures et dynamiques spatiales) puis une th�se de doctorat de g�ographie (�tude des conditions de d�part des avalanches de plaques). Aujourd'hui, il dirige la soci�t� ALEA (avalanches : localisation, �tudes et actions), specialis�e exclusivement dans le conseil et la formation pour la protection contre les avalanches. N'h�sitez pas � le contacter sur son site Web. |